"Le Lambeau", Philippe Lançon

Discuter de tout et de rien

Modérateur : modérateurs

Répondre
Charlie Brown
Messages : 2853
Enregistré le : 06 sept. 2005, 21:19

"Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par Charlie Brown »

Image



Je vous cause rarement de mes lectures. Mais là, c'est plus fort que moi. Des lectures indispensables, qui vous travaillent de l'intérieur, qui marquent une vie de lecteur, y'en a pas tant que ça dans une vie, justement.

Jusque là, je n'avais rien eu envie de lire sur le massacre de Charlie Hebdo. Mais, au hasard d'une émission de radio écoutée d'une oreille distraite, j'ai entendu prononcer le mot "littérature", pour qualifier ce livre. Je ne lis que rarement, voire jamais, les témoignages. La littérature, en revanche…

J'ai été happé dès les premières lignes par la qualité d'écriture et j'ai avalé les 100 premières pages d'un coup ! Je n'ai pu lâcher le livre qu'après la lecture de ces cinq premiers chapitres, dont les deux derniers, éprouvants et hypnotiques, constituent le récit de l'attentat du point de vue de l'auteur. La nuit qui a suivi, je n'ai pas réussi à trouver le sommeil. Il m'a fallu trois bonnes journées pour digérer tout ça et pouvoir attaquer le chapitre 6 et les 400 pages suivantes, que j'ai lues petit morceau par petit morceau, et qui représentent le cœur de l'ouvrage : l'improbable reconstruction.

Car Philippe Lançon est une "Gueule cassée", au sens premier du terme, comme l'étaient certains soldats de la Première Guerre mondiale. D'ailleurs, quand les secours arrivent, il est tout de suite classé "blessure de guerre". Une des balles qui l'ont atteint lui a arraché le bas du visage, le menton, la mâchoire inférieure ("pulvérisés sur l'autel de la violence éternelle", comme dit le chanteur). Il ne peut plus manger, plus parler, à peine écrire, sur une ardoise. Quatre mois à la Pitié-Salpêtrière, six mois aux Invalides. Une vingtaine d'opérations.

Par la magie des mots, Philippe Lançon nous raconte comment il est mort. Car il est mort, ce 7 janvier 2015 ! Et comment un autre essaye de naître. Tout au long du récit, on n'est pas seulement avec lui, mais on est lui. Magnifique tour de force.

Il écrit pour se sauver. Et donc, quelque part, la lecture du livre est salvatrice. Il n'y a ni haine, ni colère, dans son récit. Pas d'esprit de vengeance. Pas de pathos non plus. Il ne cherche à faire pleurer personne et y arrive fort bien. Son écriture est précise, sur la forme, et sans concession, sur le fond. Sans concession et sans complaisance. Ni envers lui-même, ni envers les autres, ni envers le monde. C'est remarquable et ça fait un bien fou. La galerie de personnages qui peuplent son nouveau monde, qui gravitent autour de lui, dont il est dépendant, dont sa vie dépend, est formidablement bien rendue.

C'est aussi un livre sur la puissance de l'art et de la culture. Comment la musique, la littérature, le théâtre, la poésie, la peinture, la bande dessinée, la photographie, le cinéma viennent à son secours, pour le soulager, pour lui donner des forces, de l'espoir, le maintenir en vie. Bach, Proust, Kafka, Mann, Shakespeare, Baudelaire, Velasquez, d'autres encore, forment une sarabande qui le tient debout. Un livre sur l'amour des femmes, aussi.

Une lecture indispensable, parfois éprouvante mais toujours vivifiante. De son expérience, Philippe Lançon fait œuvre littéraire, au sens plein du terme. J'inviterais volontiers quiconque à passer outre ses réticences (vis à vis du sujet, de l'auteur, de la forme, du nombre de pages…), que je pourrais comprendre, cela dit, et à se lancer dans la lecture cet ouvrage. Ce serait vraiment dommage de passer à côté…
C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule !
Avatar du membre
korrigan
Messages : 404
Enregistré le : 27 mai 2007, 18:01
Localisation : Hauts de Seine

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par korrigan »

Merci pour cette info, le résumé que tu fais de ce bouquin me donne vraiment envie d'aller dire bonjour à mon libraire.
"...à part Brassens et les oiseaux, quoi écouter..."
Avatar du membre
lucien
Messages : 4553
Enregistré le : 20 déc. 2005, 12:12

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par lucien »

J'ai également envie de le lire. Merci pour la critique. J’aimais déjà bien les articles que Lançon lançait dans Charlie, Charlie :-D

Un autre bouquin évoqué ici, où Luz revient sur ses années à Charlie hebdo (j'en sais pas plus, mais il doit certainement parler aussi des attentats...). Et accessoirement, ça parle de Renaud et de leur voyage en Bosnie: http://www.europe1.fr/medias-tele/le-de ... do-3693239
"La seule différence entre un fou et moi, c'est que moi, je ne suis pas fou".
Avatar du membre
fifi brindacier
Messages : 609
Enregistré le : 12 juil. 2017, 19:18

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par fifi brindacier »

Je voulais lire Le Lambeau avant que Charlie en parle ici, je m’étais dis que j’attendrais qu’il sorte en Poche et puis j’ai pas résisté à force d'en entendre du bien de tous les côtés. Heureusement, parce que si il avait fallu attendre un an je serais sans doute passée à autre chose et je l’aurais oublié. Et j'aurais loupé quelque chose!

Par contre il ne faut pas s’attendre à un récit sur la vie, le passé, l'histoire de Charlie Hebdo, de ses journalistes et de ses dessinateurs. Philippe Lançon raconte sa reconstruction, sa vie, sa vision de l’attentat et de tout le reste, ses longues journées passées à l’hôpital, son passé… C’est plus une autobiographie qu’un témoignage. Pour être témoin, il faut arriver à observer les faits avec un œil extérieur, même si on les a vécus, lui il en est en plein cœur.
Dans Le Lambeau, Philippe Lançon raconte tout ce qu’il n’a pas pu dire pendant de longs mois. Sans aucune haine, comme disait Charlie, sans faire d’amalgame. Je l’admire beaucoup sur ce point.
C’est un livre qui vous monte sur un petit nuage duquel vous ne redescendrez que quelques jours après l’avoir terminé. Un livre qui restera toujours dans un coin de la mémoire, notamment grâce aux émotions, aux sentiments, aux sensations, aux différents états qu’il provoque ou dans lesquels il vous met. C’est avant tout de tout ça dont on se souviendra. On aimerait que ce livre ne se termine jamais, c'est un roman (parce que c’est une autobiographie mais aussi un roman à mon avis) qui vous laisse pensif, les yeux dans le vide après avoir relu plusieurs fois la dernière phrase.

La dernière fois que j’ai lu un livre de ce style (j’en ai lu des bons – voire des très bons – entre temps, mais là, c’est encore différent…) c’était un de Sigolène Vinson (décidément, y a des gens bien à Charlie!) : J’ai déserté le pays de l’enfance. Pendant et après la lecture on n’est quasiment pas sur terre, à moitié dans le livre, à moitié dans les rêves. Dans les rêves parce que tout un monde se construit autour de l’œuvre et de l’auteur.
Ce sont en tout cas les sensations que j’ai eu en lisant ces deux livres, c’est ce qui, pour moi, les rapproche l’un de l’autre. Avec l’histoire aussi; puisque les deux romans se déroulent en grande partie dans un hôpital; puisque les récits sont tous les deux autobiographiques; puisqu’ils sont entrecoupés de souvenirs racontés, de récits parlant soit d’avant, soit du monde extérieur et souvent des deux. C’était d’ailleurs amusant de retrouver le nom de Sigolène Vinson dans le livre de Philippe Lançon.

Dans Le Lambeau, Philippe Lançon raconte l’importance de l’entourage extérieur (famille, amis, (ex)conjointes) et intérieur, en particulier les soignants avec qui il s’est créé de très forts liens. Son entourage l’a donc aidé à surmonter ses difficultés. L’art aussi. La littérature, la musique, les films qui l’ont en quelque sorte maintenu en vie, qui l’ont aussi beaucoup aidé. Il m’a d’ailleurs donné envie de lire Kafka, Proust, Houellebecq. Par contre il parlait parfois d’œuvres qui m’étaient tout à fait inconnues et donc j’ai trouvé certains passages un peu longs. C’est le seul petit point négatif que j’ai pu tirer de cette lecture. Mais ces passages n’étaient pas très fréquents donc ça allait. Il raconte aussi beaucoup son passé, sa vie d’avant, les pays étrangers qu’il a visités ou dans lesquels il a vécu. Il m’a donné envie d’aller à Cuba, de la même manière que Sigolène Vinson m’avait donné envie de voir Djibouti.

En fait c’est assez difficile de parler d’un livre qui m’a tant plu, je n’arrive pas à décrire les sentiments et les émotions qui m’ont traversée pendant et qui me traversent encore après la lecture. Je crois vraiment qu’il faut le lire pour comprendre.
Et puis j’aime bien aussi ses chroniques dans Charlie mais maintenant je les vois autrement. Philippe Lançon n’est plus qu’un journaliste de Charlie Hebdo, j'ai l'impression de beaucoup mieux le connaître.
Et du coup ça me donne bien envie de lire les deux livres qu’il a écrits avant Le Lambeau.

Alors Lucien, je t’encourage aussi à le lire, vraiment ça vaut le coup! Mais je te préviens, Philippe Lançon est socialo :-D Et Korrigan aussi, si tu n'est toujours pas passée dire bonjour à ton libraire. Et tout le monde d'ailleurs!

Et je conseille donc aussi J'ai déserté le pays de l'enfance à ceux qui ne l'ont pas lu.
"Je voudrais être un arbre, boire l'eau des orages
Me nourrir de la terre, être ami des oiseaux"
Avatar du membre
cooks
Messages : 1802
Enregistré le : 24 mars 2005, 03:42

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par cooks »

Ma dernière lecture, le numéro 154 d'Union, toujours un régal.


Image
La seule église qui illumine est celle qui brûle !

Image
Charlie Brown
Messages : 2853
Enregistré le : 06 sept. 2005, 21:19

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par Charlie Brown »

lucien a écrit : 27 juin 2018, 10:41 J'ai également envie de le lire. Merci pour la critique. J’aimais déjà bien les articles que Lançon lançait dans Charlie, Charlie :-D

Alors que moi, je n'étais pas super fan de ses articles dans Charlie, à l'époque où je lisais régulièrement ce canard (j'ai acheté et lu Charlie de 1992 à 2009, en gros). Je les lisais de temps en temps, pas tout le temps, parfois je les survolais. Je n'étais pas fan de sa plume, ni des sujets abordés, ni de la manière de les aborder. Bref, c'était pour moi un auteur "mineur" de Charlie Hebdo (et de Libération, que je lisais de temps en temps).

C'est pourquoi ce livre m'a étonné, au-delà de ce qu'il raconte. La tragédie et son expérience ont transformé Philippe Lançon en véritable écrivain. Et même en grand écrivain. Il s'est défait de tout un tas d'artifices (ou du moins que je ressentais comme tels dans ses articles), de poses et de manières, qui avaient parfois tendance à m'agacer quand l'indifférence à la lecture de ses articles laissait place à l'intérêt pour tel ou tel sujet. A mes yeux de l'époque, ce n'était ni un grand chroniqueur, ni un grand journaliste. Et il me semble me souvenir d'un passage de son livre où il dit à peu près la même chose. Je me suis même dit en le lisant : "C'est marrant, le regard qu'il porte sur lui-même se rapproche du mien à l'époque". Et je crois même m'être dit prétentieusement : "Ah, il est lucide sur lui-même". (Ce que je peux être con, des fois...). Ça m'a surpris et ça m'a fait plaisir. Parce que tout le livre est ainsi. Lucide et sans concessions. L' "avantage" ou plutôt la conséquence de son état, de ce qu'il a vécu, c'est qu'il n'a plus besoin de masques, de faux-semblants, d'artifices, de pincettes… pour séduire son entourage et/ou son lectorat. L'enjeu, pour lui, comme pour le lecteur, est ailleurs. Il appelle un chat, un chat, et il va direct à l'os. Il n'y a pas de gras dans son écriture. Chaque mot est le bon et il est essentiel, à sa place. C'est assez fort, et ça renforce d'autant plus le propos. La séduction reste là (et il l'avoue volontiers, il n'est pas dupe du rôle de l'écrivain), mais elle n'est pas cabotine, superficielle, elle tient juste la place qu'elle doit tenir. L'équilibre est parfait.

fifi brindacier a écrit : 27 juin 2018, 14:59 Dans Le Lambeau, Philippe Lançon raconte tout ce qu’il n’a pas pu dire pendant de longs mois. Sans aucune haine, comme disait Charlie, sans faire d’amalgame. Je l’admire beaucoup sur ce point.
C’est un livre qui vous monte sur un petit nuage duquel vous ne redescendrez que quelques jours après l’avoir terminé. Un livre qui restera toujours dans un coin de la mémoire, notamment grâce aux émotions, aux sentiments, aux sensations, aux différents états qu’il provoque ou dans lesquels il vous met. C’est avant tout de tout ça dont on se souviendra. On aimerait que ce livre ne se termine jamais, c'est un roman (parce que c’est une autobiographie mais aussi un roman à mon avis) qui vous laisse pensif, les yeux dans le vide après avoir relu plusieurs fois la dernière phrase.

Exactement.
Je voulais en parler dans mon post initial, mais j'ai oublié ! A côté de tous les qualificatifs qu'on peut lui accoler, et aussi étrange que cela puisse paraître à ceux qui ne l'ont pas encore lu, ce livre est indubitablement une œuvre romanesque ! C'est une des dimensions qui font sa force, à mon avis.

fifi brindacier a écrit : 27 juin 2018, 14:59 En fait c’est assez difficile de parler d’un livre qui m’a tant plu, je n’arrive pas à décrire les sentiments et les émotions qui m’ont traversée pendant et qui me traversent encore après la lecture. Je crois vraiment qu’il faut le lire pour comprendre.

Tout à fait d'accord. :wink:



cooks a écrit : 27 juin 2018, 15:15 Ma dernière lecture, le numéro 154 d'Union, toujours un régal.


Image

Tu m'étonnes ! Un grand cru. :-D


Tiens, ça me fait penser que quand tout le monde aura lu ce livre (Le Lambeau, pas le numéro 154 d'Union), je transformerais bien ce topic en un truc du genre "Qu'est-ce que vous lisez en ce moment ?" ou "Il est où ce putain de topic littérature ?" :-)
(Du coup, vous pouvez quand même venir causer lecture dans ce topic si le cœur vous en dit, même si je n'en changerai le titre que lorsque, allez, disons au moins 10 personnes auront lu le livre de Philippe Lançon :-))
C'est pas parce qu'on a rien à dire qu'il faut fermer sa gueule !
dd
Messages : 5095
Enregistré le : 07 mai 2006, 14:06

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par dd »

Merci Charlie tu m’as donné vraiment envie de le lire
Je cherchais justement quelque chose à lire pour les vacances, mon choix est fait.
Entre parenthèses le dernier que j’ai lu c’est « mistral perdu «  y a un topic ici je crois, si j’ai adoré la première partie ( souvenirs d’enfance) j’ai eu plus de mal avec la deuxième. Enfin ma femme qui est une bouffeuse de livre
2 ou 3 par semaine n’a pas aimé l’écriture et n’a jamais fini le livre.
Quand il n’y aura plus que l’absence
Quand il n’y aura plus que silence
Quand tu te seras éloignée
Quand il n’y aura plus de nous
Quand il n’y aura plus de toi
Que restera-t-il de moi ?
Que restera-t-il de toi ?
dd
Messages : 5095
Enregistré le : 07 mai 2006, 14:06

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par dd »

Je viens de finir le livre, je n'ai pas le talent de Charlie et de fifi pour raconter ce que j'ai ressenti mais la même chose en gros
Que les deux et comme fifi j'ai trouvé dès passage un peu long souvent du à mon inculture

Quoi qu'il soit je l'ai dévoré et adoré,je ne peux que conseiller sa lecture
Quand il n’y aura plus que l’absence
Quand il n’y aura plus que silence
Quand tu te seras éloignée
Quand il n’y aura plus de nous
Quand il n’y aura plus de toi
Que restera-t-il de moi ?
Que restera-t-il de toi ?
Pierre de B.
Messages : 1511
Enregistré le : 05 avr. 2006, 14:56
Localisation : Pas très loin ...

Re: "Le Lambeau", Philippe Lançon

Message par Pierre de B. »

dd a écrit : 28 juin 2018, 20:45 Merci Charlie tu m’as donné vraiment envie de le lire
Je cherchais justement quelque chose à lire pour les vacances, mon choix est fait.
Entre parenthèses le dernier que j’ai lu c’est « mistral perdu «  y a un topic ici je crois, si j’ai adoré la première partie ( souvenirs d’enfance) j’ai eu plus de mal avec la deuxième. Enfin ma femme qui est une bouffeuse de livre
2 ou 3 par semaine n’a pas aimé l’écriture et n’a jamais fini le livre.
Pas le temps de chercher le topic "Mistral perdu" (mais) Inter a rediffusé le "Pop & Co" vendredi dernier ...
https://www.franceinter.fr/emissions/po ... -aout-2018
l'Union europeénne vient de débloquer 2.5 millions, les Etats-Unis 250'000.- seulement;
soit de quoi financer 30 secondes de Guerre en Irak.

Suite au cyclone en Birmanie,
entendu ce 6.05.08 dans le journal de 7 heures sur Couleur 3
Répondre