L’Îsle-sur-Sorgue
1er août 2006.
Kaplan ? « LE » Kaplan ? Celui de Patmos ? Si on parle bien du même alors oui, je l’ai connu. Et, excusez-moi, mais j’en suis revenu…
Enfin, c’était peut-être un homonyme… Le mien devait avoir dans les soixante balais, marchait pieds nus, était vêtu de lin blanc comme tous les bobos branchouilles, se disait écrivain, peintre, voyageur, et plein d’autres trucs classieux. Trafiquant d’armes aussi, genre « je suis un nouveau Rimbaud »… C’est bien le même ?
OK !
C’était en 1973, je passais les premières vacances de ma vie en Grèce, (j’y retournerai vingt-cinq ans de suite, et puis, nous le verrons, dans quelques semaines…) sur l’île de Patmos donc, cette île au trésor où l’apôtre Saint-Jean écrivit « l’Apocalypse ». En stop de Paris jusqu’à Brindisi au sud de l’Italie puis en bateau jusqu’à Athènes via le canal de Corinthe. Guitare et sac-à-dos, la totale beatnick-routard. Nuit blanche à Athènes dans le quartier de Plaka, découverte de la musique grecque, émerveillement devant ces chanteurs de cabaret interprétant à grands renforts de bouzoukis tout le répertoire de Théodorakis au nez et à la barbe des colonels au pouvoir en ce temps-là - quelques années plus tard, la démocratie revenue, réclamant une chanson de lui à un orchestre Patmien, le chanteur refusa sous prétexte « qu’on est là pour faire de la musique, pas de la politique ! - Le lendemain je me cogne quinze heures de mer pour rejoindre sur le Mimika L. (un cargo pas beaucoup plus destroy ni surpeuplé que l’Exodus), et après une escale à Mikonos-la blanche, l’île Sainte de Patmos.
Patmos… Petite île du Dodécanèse : une vingtaine de kilomètres de routes, le port avec le village de Skala où je séjournerai presque tout le temps, le village « d’en haut », Hora, dominé par l’imposant Monastère de Théologos, Lefkès où mon ami Nicolas rencontré là-bas cette année-là installa plus tard ses pénates et son futur cabinet vétérinaire pour y soigner les touristes à « chien que j’ai trouvé et qui a l’air malade et perdu », Kambos, Grikou, Meloy, quelques plages difficiles d’accès, soit par bateau, soit via des sentiers escarpés telle la sublime plage de Psiliamos toute de sable blanc et bordée deTamaris, et, bonheur suprême en ces temps bénis, très peu de touristes. Un petit millier dans tout l ‘été, essentiellement australiens, britanniques ou autrichiens. Un bon moyen pour moi d’améliorer mon pitoyable anglais scolaire, durant mes deux mois de Patmos annuels, en effet, je ne communiquais qu’avec eux ou bien avec mes potes pêcheurs grecs qui m’apprirent la langue de Shakespeare avec l’accent de Yasser Arafat. (Même si, tard dans la nuit, dans les bistrots du port, on me vit souvent parler (ou chanter) Grec et Italien avec Yorgos, Yannis, Stavros ou Dimitri, le vin Retsine aidant à délier les langues et à les assimiler…)
En dehors de mon frère aîné Thierry à qui je devais d’avoir découvert cette île (Il s’y était rendu déjà un an auparavant et m’avait conseillé de l’y rejoindre cette année-là), les Français étaient rares et les Belges à peine plus nombreux : Mijane et ses quatre mômes. Nicolas donc, onze ans, ses grands frères Alain et Mickaël et sa petite sœur Nathaly. Je sympathisais très vite avec cette belle famille bruxelloise, la maman était pétillante et cultivée, Nicolas ressemblait au Mowgli du « Livre de la jungle », Alain était le plus gentil des belges du monde, le cœur dans les étoiles et les mathémathiques qu’il enseignera plus tard, Mickaël, qui avait hérité à quatorze ans des gênes juifs de son commerçant de papa et qui ne parlait déjà que bizness (vingt ans plus tard il m’escroquera d’un petit million de Francs pour relancer sa marque de cuirs en faillite) et Nathaly (huit ans) qui me vantait les exploits du club de foot d’Anderlecht où elle jouait dans l’équipe féminine en Benjamines.
Parmi les amis de ces nouveaux et définitifs amis à moi il y avait Hubert. Un beau quadragénaire parisien, marchand de tableaux de son état et chauve de naissance. Il louait tous les étés une des splendides maisons de Hora, un de ces palais groupés aux pieds du monastère et que les capitaines de bateaux du dix-septième siècle s’étaient fait construire sur la sueur de leurs matelots, de leurs pêcheurs, tandis que ceux-ci avaient fondé Skala et ses petites bicoques autour du port quelques kilomètres plus bas. Je n’étais pas encore « champion du monde de chanson française » à cette époque, ce ne fut donc que pour mon incroyable charisme et mon infinie beauté (d’aucuns m’appelaient Tadzio) que je fus invité un soir, en compagnie de mes amis belges à une « soirée » chez Hubert.
Hubert était snob jusqu’au bout de ses Tods blanches. Le snobisme était sa seconde nature, la première étant les affaires. Les siennes étaient florissantes à n’en juger que par la splendeur de sa maison et au prix de la location estivale qu’il ne manqua pas de nous indiquer. Mais il était gentil, prévenant, généreux, affable et pas con. Il y avait une trentaine de convives, il fit rapidement les présentations, me gratifia d’un honorable « Renaud, un jeune poète ! » et des petits groupes se formèrent sur les canapés ou les coussins des nombreuses terrasses immaculées. L’Ouzo coulait à flot et moi, faute de mieux, je découvrais sans modération ce Pastis grec infiniment moins savoureux que son homologue Marseillais mais pas dégueu quand même. (Plus tard ma découverte se transformera en accoutumance mais c’est une autre histoire…)
Il y avait là les trois soeurs Simonnot dont l’ainée, bientôt, finirait mal, (journaliste à Libé) et leur maman, classieuse quinquagénaire rousse à Yorkshire et bijoux clinquants, et dont le bronzage, savamment obtenu grâce à un subtil mélange d’huile d’olive, de Monoï et de jus de citron (la recette m’appartenait) rivalisait avec le mien un peu plus « cuivre indien », le sien tirant au «carbonisé de chez brûlé », il y avait Loulou de la Falaise (dont j’ignorais et ignore encore la fonction sur cette planète mais dont le nom me faisait rêver) et qui, quelque peu éméchée, coupe de champ’ et fume-cigarette interminable en main, voulait se suicider en se jetant du haut d’une terrasse surplombant d’au moins deux mètres une ruelle en contrebas, le prince Amin Khan, fils du célèbre milliardaire Aga Khan et venu en voisin, (et dont, à l’heure où je relis ces lignes, je sais pour avoir passé une soirée avec lui et chez lui qu’il est descendant à la fois de Mahomet ET de Rita Hayworth), il y avait Robert et Bernard, un charmant petit couple d’homosexuels parisiens drôles comme tout et que nous appelions « les Robernard », il y avait Nadia Barentin, une sympathique et exubérante quadra française, comédienne de théâtre oubliée depuis mais oubliée aussi alors, Zacharis, un jeune routard grec et sa fiancée Nancy, routarde amerloque mais pas con mais pas belle, Mathieu Ecoifier et sa famile (encore un futur pisse-copie de chez Libé, décidemment…) Bertrand, un dentiste belge sympathique comme tous les belges (mais pas comme tous les dentistes), sa femme et ses deux enfant (dont l’ainée, une petite fille de dix ans, m’apprenait sur la plage les rudiments de la langue flamande (si l’on peut appeler ça une langue….) genre « ref mi yor hant » ou « ick haoude van ya ! » (donne-moi ta main, je t’aime… Est-il besoin d’apprendre autre chose ?) petite fille dont j’ai oublié le prénom mais dont j’étais éperdument amoureux comme j’ai toujours été amoureux de tout ce qui ne dépassait pas douze ans – en tout bien tout honneur, est-il besoin de le préciser, ébloui par la pureté et l’innocence de l’enfance - je réservais mes perversions à leurs mamans…), Martina l’anglaise et ses deux mômes aussi et son mec argentin qui mourra plus tard dans un accident d’avion genre Lockerby, il y avait Lucas, dix ans, le fils de l’anglaise en question, mon pote Lucas aux cheveux blonds comme neige et aux yeux d’océan et dont j’obtins à vie l’admiration et l’amité après lui avoir appris à pêcher de nuit les mulets à la palengrotte dans les eaux saumâtres du port de Skala, il y avait Hashton, un richissime américain propriétaire lui aussi d’un palais à Hora, palais qu’il me louera en juillet 1998 - l’enfoiré oubliera d’ailleurs de me restituer les 500 Dollars de caution versés pour l’usage du téléphone finalement jamais utilisé, m’en fous, de mon côté j’oubliais de lui signaler un verre à Ouzo cassé - il y avait le bel et bon comédien Jean Piat et ses filles, propriétaires pour 99 ans d’une petite maison de douze pièces gagnée grâce à un concours organisé par « le Figaro » et que le père « aurait » remporté haut a main, mon frère Thierry donc, et sa jeune conquète Laurence (treize ans) qui deviendra très vite sa femme et la mère de deux de ses enfants, il y avait Gérard-Julien Salvy, un jeune écrivain magnifique et forcément inconnu avec lequel, l’été suivant, j’écrirai entre Patmos, Samos et Mykonos un roman à quatre mains intitulé « Plutôt mourir qu’en finir », (si tu lis ces lignes enfoiré, retourne-moi le manuscrit, tu sais bien que j’en ai écrit plus que toi !) quelques jeunes touristes hollandaises bronzées comme des endives et intéressantes pareil, quelques copains pêcheurs ou marins grecs et, au milieu de cette assemblée disparate de très riches et très pauvres (les premiers avaient le bon goût et la thune nécessaires à la découverte d’endroits magiques sur la planète d’où leur présence ici, les seconds, routards comme moi, avaient le sens de l’aventure et du voyage sur des rives inexplorées et pas encore polluées par le tourisme de masse), et, au milieu de tous ces oiseaux donc, il y avait Kaplan…
Je l’avais vaguement remarqué en arrivant car, pour l’avoir croisé quelquefois déambulant dans les ruelles de Skala ou attablé au resto de Vanguélis à Hora, sa silhouette m’était familière. Ce soir-là, il semblait pompette, parlait fort, sa veste en lin blanc arborait quelques taches disgracieuses et malgré la petite cour formée autour de lui par quelques crétins béats, je ne pouvais m’empêcher de penser, en l’observant de temps à autres : « Qu’est-c’que c’est que ce branque ? »
Patmos
17 septembre 2006. (Saint Renaud)
« Il ne faut jamais revenir
Aux temps cachés des souvenirs
Du temps béni de son enfance.
Car parmi tous les souvenirs
Ceux de l'enfance sont les pires,
Ceux de l'enfance nous déchirent.
Pourquoi suis-je donc revenu
Et seul au détours de ces rues?
J'ai froid, j'ai peur, le soir se penche.
Pourquoi suis-je venu ici,
Où mon passé me crucifie?
Elle dort à jamais mon enfance… »
(Barbara « Mon enfance »)
Je ne pensais jamais revenir à Patmos.
Il y a huit ans la maréchaussée m’y a fait vivre un « Midnight- express soft » en me collant au gnouf 48 heures pour conduite en état d’ivresse sur un scooter 49,9 cm3 japonais, puis jugé sur l’île voisine de Kos et condamné à un mois de prison. (Sans s’en douter, les flics se vengeaient du sale beatnick qui, vingt-cinq ans auparavant, avait déshonoré le chef de la police d’alors en honorant sa fille Aria dont il voulait préserver la fleur pour l’offrir à un riche Texan (ce qu’il fit d’ailleurs par la suite mais trop tard, la fleur était cueillie…)
M’y revoilà pourtant. J’y ai pourtant emmené Malone et sa maman Romane. Malone, notre enfant « sans-culotte » du 14 juillet dernier, né dans le Comtat Venaissin au lieu-dit « Rond-point de l’amitié » et qui aura appris à sourire ici. Il est, pour ses premières vraies vacances, mousse sur une magnifique goélette en bois d’arbre qui nous mène d’île en île, de crique en port, au gré de la violence du Meltemi, ce vent qui rend fou et qui guida Ulysse.
Malone pourra dire plus tard qu’il a connu, à Patmos, l’Apocalypse que l’Apôtre Saint-Jean écrivit ici il y a deux mille ans.
Elle a eu lieu, elle a tout détruit, les murs, les gens, le présent et l’avenir, elle a crucifié mon passé comme le dit la « longue Dame brune »…
Yannis, Maria, Caterina, Barras, Manolis, Panaïotis, Adonis sont morts, les sonos-techno des night-clubs ont remplacé les bouzoukis des bistrots à pêcheurs, le port n’est plus qu’une succession de pubs, de cyber-cafés, de restos de luxe, les ruelles blanches de Skala n’offrent plus que boutiques de fringues et bijouteries chicos, un million de scooters et presque autant de voitures parcourent en tous sens les quelques kilomètres de routes et les décibels des deux-roues font des nuits patmiennes des cauchemars de banlieue. L’artisanat local est « made in Taïwan », là où un petit cordonnier fabriquait sous vos yeux et sur mesure des sandales en cuir qui vous faisaient tout l’été et vous offraient des jambes de guerrier de Sparte un club de plongée sous-marine étale tout son attirail de bombonnes, masques et tuyaux pour pêcheur de poulpe débutant, là où le barbier me faisait des joues de bébé en me rasant au coupe-choux avec des gestes d’une délicatesse infinie une agence de voyages offre des tours de l’île en hélicoptère, enfin, lorsque je m’essaye à tenter mon grec de cuisine et de bistrot pour impressionner mon épouse et montrer mon attachement à ce peuple descendant d’Hélène et de Péricles, on me répond en anglais.
Le tourisme de masse, l’Europe, l’Euro, la société des loisirs et de la conso ont donné raison à Saint-Jean…
Et à l’Arion où les fauteuils en cuir ont remplacé les chaises en bois, Kaplan tient salon. Il n’a pas beaucoup changé ni vieilli (puisque je lui connus toujours une tête de « vieux »), il boit sans soif et, apparemment, sans ivresse, parle toujours fort et toujours en français, donnant aux touristes de passage les indications pour trouver un resto « typique », un gramme de shit, une plage naturiste, une chambre à louer ou une maison à vendre. Il est devenu aussi, aux dires de mes amis grecs, le « confident-secrétaire » du Prince Amin Khan, organise pour lui des soirées people dans sa jolie maison de Hora (3500m2) où le Prince Michel de Grèce côtoya hier soir le chanteur Renaud, la Princesse Romane de Chateauneuf-de-Bordette et leur enfant Malone - Prince-Berlingot de Carpentras - et le pêcheur Thanassis.
À quelques mètres de l’Arion où il a depuis quinze ans sa « galerie », Kaplan, LE Kaplan de Patmos, expose cette année ses photos noir et blanc du Patmos d’hier, c’est beau comme une carte postale de chez Yvon, pas pire que son époque « arte povera » en 98, quand il vendait (enfin… exposait) des bouts de bois blanchis par les vagues et assemblés entre eux par de vieux cordages marins.
Je me suis laissé dire enfin qu’il avait un ou deux palais à Naples, que des écrivains et peintres célèbres ou talentueux y séjournaient, que mon vieil ami le Comte Philippe de Saint Phalle y servait à boire (à lui-même d’abord) quand il n’y passait pas l’aspirateur sur les tapis Persans ramenés de ses fréquents séjours en Iran par sa compagne, ma vieille et belle amie aussi, la Comtesse Nathalie Heidsieck de Saint Phalle qui gère les lieux. Je n’en crois rien mais j’emmènerai Malone et Romane un jour à Naples, à moins que nous n’y soyons déjà allés et que de là aussi, comme de tout, je sois revenu.
Renaud Séchan