Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 12 mai 2000.

VOYAGE AU BOUT DE L'ENFER Est-ce que j'en revenira

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Charlie Hebdo, le 07.05.96

VOYAGE AU BOUT DE L'ENFER

Est-ce que j'en revenira

Mon avion fut le dernier à se poser sur l'aéroport de Denpasar bientôt aux mains des rebelles. Sur la piste défoncée, percée en mille endroits par les cratères des obus de mortier tirés depuis les collines, il rebondit violemment avant de s'immobiliser enfin en bout de piste, à quelques mètres d'un 747 en flammes. Je crus que j'allais être arraché de mon siège tant le freinage en catastrophe me projeta en avant. A mes côtés ma femme et mon enfant ne semblaient se soucier de rien, regardant à travers le hublot de l'Illiouchine et dissertant sur l'harmonieuse délicatesse des verts que la végétation tropicale offrait au voyageur. Je pensais, moi, au vert des treillis des militaires factieux qui venaient de renverser le régime en place, espérant bien ramener, si j'en sortais vivant, un reportage canon pour la presse libre à dix francs et, pourquoi pas, décrocher enfin le prix Albert-Londres que, grand reporter dans les marécages de ma vie quotidienne, envoyé spécial chez moi, je convoitais depuis si longtemps. Bien évidemment, à Paris, les évènements auxquels j'allais être confronté étaient tus, les médias à la botte de l'industrie du tourisme se gardant bien de relater le dramatique et meurtrier conflit qui se déroulait ici, préférant maintenir le vacancier moyen dans l'illusion que Bali était un petit éden ensoleillé à l'autre bout du monde.

Mercredi.

J'ai réussi à accompagner ma famille jusqu'à un petit hôtel tranquille dans un des derniers quartiers encore intacts, au bord de l'océan. Elle sera ici à l'abri des tirs de roquettes qui tombent sur le centre-ville, pourra profiter un peu du soleil, des palmiers, de la plage et de la douceur de vivre propre à ce genre de lieux. « Je vous quitte ici, les filles, le devoir m'appelle ! J'ai promis à mon rédac-chef un reportage sur la situation. Si dans huit jours je ne suis pas revenu, prévenez la police, l'ambassade et ma maison de disques. S'il m'arrivait malheur je veux qu'on m'enterre dans le XIVè arrondissement. Je fais don de mes bronches à la Seita, de mon foie à Kanterbrau et de tous mes biens à Force ouvrière – mais non, je rigole -, tenez bon, soyez courageuses, gaffe aux coups de soleil ! »

Après ces adieux déchirants je me rends dans le quartier de Kuta pour rencontrer mon contact, M. Tchang, que j'affuble ici d'un pseudonyme pour préserver sa sécurité. M. Tchang est un dissident très connu ici, il y a deux ans il a passé vingt minutes dans un commissariat balinais – une histoire de feu rouge grillé – a été relâché faute de preuves, depuis il est constamment surveillé et ralentit à l'orange. Il a fait une partie de ses études en France et, malgré un léger accent chinois, parle notle langue coulamment. « J'ai ledoublé ma matelnelle et puis je suis levenu ici. Je connais tlès bien Challie Hebdo, je le lisais quand j'habitais en Flance : Udelzo, Helgé, Flanquin… Vous leul tlansmettlez mes amitiés… » Je lui demande alors que qu'il pense de la Flance et si elle est toujours pour lui la patrie des Droits de l'homme. « Ici, nous connaissons Chilac à cause des essais nucléailes et puis Le Pen que nous tlouvons tlès gland. – Le Pen très grand ? m'insurgé-je alors. – Non, non, tlès gland ! » me rassure-t-il. M. Tchang m'a accueilli chez lui, une petite cabane en bambous plantée au bord d'un terrain vague. C'est petit mais mignon, spartiate mais propre. Au mur une bibliothèque attire mon regard. Au milieu des poissons séchés et des os de poulet qui encombrent les étagères il y a un livre. Je le prends dans mes mains fébriles et commence à en tourner les pages, envahi par une émotion indescriptible : Principes de la combustion dans le moteur Diesel de Robert Lévy-Stroënberg. « Vous avec lu ce livle ? » me demande mon hôte. Je n'ai pas le temps de répondre que « non, mais j'ai vu le film » qu'il m'entreprend sur la littélatule flançaise : « J'avais tout Voltaile et tout Lousseau mais j'ai pléfélé m'en déballasser avant de les avoil lus. Ce sont des livles inteldits. N'oubliez pas qu'ici c'est une dictatule ! Faites tlès attention à vous, ne dites sultout à pelsonne que vous êtes joulnaliste. Si on vous demande, dites que vous êtes plombier-chauffagiste pal exemple. Maintenant il faut que je vous quitte, il selait dangeleux qu'on nous voie ensemble. Tenez, plenez cette mitlaillette, ces quelques glenades et ce bazooka, plenez aussi cette pilule de cianule et n'hésitez pas à vous en selvil si vous êtes captulé ! Pouvez-vous me donner votle montle en échange ? »

En rentrant à mon hôtel, sous la mitraille et les obus qui tombaient sur mon taxi, je ne pus m'empêcher de songer à tout ce gâchis… Ce pays qui pourrait être un petit éden ensoleillé à l'autre bout du monde livré à la guerre civile, la corruption, les moustiques, quelle tristesse…

Jeudi.

Dehors il neige. La température est tombée dan la nuit à moins douze. Encore une information que vous ne risquez pas de trouver dans les catalogues Jet Tour ! Je me suis réveillé avec de la fièvre (quarante-huit degrés), un docteur est venu, j'ai attrapé le choléra et une forme très rare de lèpre. Mon corps est tout rouge sauf sous mon maillot de bain où tout semble normal… Je reste au lit et pense à ma Rolex perdue. Il faut que je sois guéri et en forme demain car j'ai rendez-vous avec le plus grand écrivain de Bali, M. Tchong, que j'affuble ici d'un pseudonyme par précaution, M. Tchong qui a passé plusieurs heures dans les prisons du pays à cause de son roman Noël à Strasbourg qui était, paraît-il, très mauvais. « Je vous attendlai devant le plessing plès de l'hôtel, m'a-t-il dit ce matin au téléphone, poul plus de séculité, je selai déguisé en culé. »

Vendredi.

Jour du poisson.

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