Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 6 mai 2000.

LE CRI DU HOMARD AVEC L'EAU BOUILLANTE Homard m'a pincer

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Charlie Hebdo, le 26.06.96

LE CRI DU HOMARD AVEC L’EAU BOUILLANTE

Homard m’a pincer

J’étais au resto, peinard, juste avec ma femme, en amoureux – je ne vois pas d’ailleurs avec qui j’aurais été, ma fille était chez une copine et moi j’ai pas de copains -, j’étais donc au resto avec mon meilleur ami et j’avais envie de nouilles. « T’es dans un resto de poissons ! me dit ma femme. T’as mangé des pâtes à la maison toute la semaine, tu peux pas varier un petit peu, non ? » Je lui ai dit que oui, je pouvais, mais dans ma tête, je pensais : « Je t’ai bien eu mon ange, c’est des filets de sole aux pâtes fraîches… » quand j’ai remarqué que mon ange s’abîmait dans la contemplation du vivier à crustacés qui jouxtait notre table. « Tu crois que c’est pour manger ou bien c’est juste pour la déco ? » Je regardai à mon tour le fond de l’aquarium. Une douzaine de bestiaux pas jolis s’y prélassaient. « M’enfin, chérie ! C’est pour manger, bien sûr ! Tu crois pas qu’ils élèvent des langoustes juste pour faire joli ! » Comme je m’en doutais un petit peu ma femme m’a dit que c’étaient pas des langoustes mais des homards. J’avais failli dire écrevisses alors j’ai pas fait le malin. « Je mange pas de ces trucs-là, tu m’excuses, je connais pas bien les noms… » Ma douce épouse retourna à ses crevettes (beuark…), moi je décidai de faire connaissance. Je tapotai de la main sur la vitre du vivier dans l’espoir d’intéresser les bestioles et, pourquoi pas, d’en amener une à tomber amoureuse de moi, j’aimerais tellement qu’un jour quelqu’un qui ignorerait mes activités professionnelles et le montant de mes impôts craque sur moi, juste pour mon physique somme toute étonnant. Rien. Pas un mouvement, pas un regard, les z’homards immobiles au fond de l’eau m’ignoraient totalement. « Tu crois qu’ils savent ce qui les attend ? me demanda ma blonde. – Penses-tu ! Des animaux capables d’aussi peu d’intérêt pour un garçon comme moi sont probablement dénués de cerveau ! » J’avais à peine terminé ma phrase qu’un loufiat arriva avec une épuisette et la plongea dans le vivier. Ce fut la débandade, la panique, la Berezina ! Les homards nageaient dans tous les sens, se cognant aux vitres, se bousculant pour une place à l’abri d’un caillou ; je crus même entendre les cris de terreur des pauvres bêtes. « mais qu’est-c’qu’il fait ? » me demanda encore ma naïve. « Ben tu vois bien, non ? Des clients ont dû passer une commande, il choisit quelques belles pièces. Dans trente secondes, elles seront jetées vivantes dans l’eau bouillante. Adieu la vie, adieu l'amour..." Ma femme me regarde alors avec des yeux terrifiés. "Vivantes ? Jetées vivantes dans l'eau bouillante ? Mais c’est dégueulasse ! " Je me sentis tout fier : « Tu comprends pourquoi j’en mange pas ! « Elle ne me crut pas une seconde, évidemment. « T’en manges pas parce que t’aimes pas ça, point final ! en plus, t’as même jamais goûté ! » Bon, elle avait pas tout à fait tort, n’empêche que, si j’avais aimé, ça m’aurait définitivement dissuadé d’en manger encore. « Tu vois, chérie, les nouilles aussi sont jetées vivantes dans l’eau bouillante, eh ben ça me fait pas du tout le même effet. J’ai à peine de chagrin quand je les ébouillante… » Dans les minutes qui suivirent, l’épuisette maudite vint encore éclaircir le troupeau, provoquant à chaque fois la même panique, jusqu’à ce que, sur la douzaine qui constituait le cheptel à notre arrivée, il ne reste qu’un seul crustacé dans le vivier. Une belle homarde bleutée avec des yeux comme deux petites perles noires. Quand son tour arriva, elle vint s’écraser contre la vitre de l’aquarium, juste devant moi, en me jetant un regard désespéré, un regard qui disait : « Au secours ! Sauve-moi, je t’aimais, je t’aime, et je t’aimerai ! » Ah ? mauvaise pioche ! C’est pas une chanson à moi… Avant qu’elle ne soit engloutie par l’épuisette, j’ai juste eu me temps de lui murmurer : « Je peux rien pour toi, ma belle, ma femme est très jalouse… »

C’est en rentrant chez nous que j’ai commencé à m’en vouloir à mort. Après tout, si on l’avait commandée en disant que c’était pour manger à la maiso,n, on la ramenait dans un seau et cet été on la relâchait dans le bassin d’Arcachon…

La nuit suivante j’ai dormi du sommeil horrible de l’assassin.

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