Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 10 janvier 2001.

JEAN-PHILIPPE IS BACK IN TOWN...

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Charlie Hebdo, le 23 juin 1993

 

« Renaud bille en tête

JEAN-PHILIPPE IS BACK IN TOWN…

Six ans en Espagne, et pas un coup de soleil

 

Vous vous souvenez de ce que vous faisiez il y a six ans ? De tout ce que vous avez fait depuis ? Ca nous fait quand, ça, il y a six ans ? 1987 ? Pendant la cohabite ? Putain, y s’en est passé, des trucs ! C’est pas rien, six ans. Ca fait presque 2 200 jours et autant de nuits, ça fait 52 800 heures passées chez vous, au boulot, dans les rues, au cinoche, au resto, au musée, en vacances, sur les plages, à la campagne, aux chiottes, devant la télé, dans la cuisine, sur le balcon, au pieu, chez Auchan, chez le dentiste ou le coiffeur.

Six ans, c’est pas grand-chose dans une vie. Un petit douzième, environ… Mais imaginez l’éternité que ça ferait si vous aviez dû les vivre sans votre gonzesse ou sans votre mec, sans vos mômes si vous en avez, sans vacances, sans soleil, sans la rue, sans bistrot ni resto, sans télé ni cinoche ni musée, sans les potes, sans la plage ou la campagne, sans la salle d’attente du dentiste, sans les pépètes au coiffeur, sans la caissière de chez Auchan, sans la cuisine et sans le balcon.

Imaginez qu’à vingt-deux ans, par exemple, en 1987, vous faites vos études dans une jolie petite ville de province, disons Pau, vous rencontrez, pendant vos vacances en Espagne, deux jeunes militants basques en cavale. Vous savez que chez vous, en France, depuis 1985, Fabius a signé un arrêté autorisant l’extradition vers l’Espagne des réfugiés politiques basques, malgré la tradition républicaine qui s’interdit de livrer un prisonnier à un pays où les droits de l’homme s’arrêtent à la porte des commissariats. Vous savez aussi qu’en Espagne les flics torturent toujours et assassinent parfois les militants basques, qu’ils soient ou non de l’E.T.A. Vous êtes donc, des deux côtés des Pyrénées, solidaire de ces hommes-là. Vous leur laissez vos coordonnées, leur promettant l’accueil chez vous au cas où… Les Basques arrêtés, devenus entre-temps membres « présumés » de l’E.T.A., vos nom et adresse découverts dans leur calepin perso, vous devenez pour la justice espagnole le complice de l’organisation clandestine, la base arrière des terroristes d’Egoalde (Pays basque Sud), un dangereux criminel qu’il convient de châtier durement pour l’exemple, pour dissuader la population française de se montrer solidaire de la cause basque.

Vous voilà arrêté à votre tour, inculpé d’ « appartenance » puis de « collaboration à bande armée ». Un tribunal d’exception se réunit, interdit de plaidoirie votre avocat, vous refuse un interprète et vous condamne à six ans ferme. Aucune de ces violations des droits de l’homme ne choquent les énarques qui nous gouvernent alors, parmi lesquels, pourtant, figurent de nombreux juristes. La France se réfugie derrière l’idée confortable que l’Espagne est une démocratie, fermant les yeux sur les rapports de l’O.N.U. ou d’Amnesty International dénonçant la torture pratiquée couramment outre-Pyrénées.

Un recours en grâce appuyé du bout des lèvres par Roland Dumas est déposé par le S.N.E.S. et la Ligue des droits de l’homme, grâce refusée car non formulée par vous, vous qui considérez que ce serait là admettre votre culpabilité, vous qui, du coup, faites preuve d’une « attitude provocatrice ». La provocation consistant, pour la justice espagnole, à ne pas plier sous les passages à tabac, le mitard, le simulacres d’exécution avec revolver dans la bouche, les privations régulières de nourriture, de produits d’hygiène, de savons, de stylos, de colis, l’interdiction de s’asseoir, la privation de sommeil (néons allumés jour et nuit), la destruction de votre courrier et de vos livres, la rétention de vos lettres, l’interdiction de visite à vos amis, les hémorragies internes consécutives aux tabassages, l’obligation de boire de l’eau non potable…

Imaginez toujours que six années vont s’écouler ainsi, six longues années pendant lesquelles quelques voix ici, peu nombreuses, s’élèveront avec celles d’un comité de soutien qui portera votre nom, pour exiger votre libération. Nul droitdelhommard de salon, habitué des indignations consensuelles ne se mouillera pour un prisonnier d’opinion qui n’aura pour toute défense que ces mots : « J’ignorais que ces hommes traqués étaient membres de l’E .T.A., je n’ai commis aucune violence, je soutiens la lutte du peuple basque ! » De lettres ouvertes adressées à François Mitterrand, et restées pour ainsi dire lettres mortes, en communiqués de presse repris uniquement par l'Huma, Politis et l’Idiot international, le monde politique, le monde culturel et les médias refuseront systématiquement de s’intéresser à votre sort. Même lorsque, au bout de quatre ans, vous serez, en regard du droit espagnol, « libérable » (puisque ayant accompli les deux tiers de votre peine), aucune initiative officielle ne viendra soutenir les quelques Don Quichotte qui s’acharneront contre les murs du sinistre pénitencier de Herrera de la Mancha, au premier rang desquels l’écrivain palois Christian Laborde et le brûlot subversif Libération – mais non, je rigole…

Voilà. Six ans… Six années enfermées dans 12 m3 de béton. Ca vous paraît long, du coup ? Mais ça vous est pas vraiment arrivé. Pendant ces six années, vous avez eu une vie plutôt normale, malgré les galères et les désillusions.

C’est arrivé à Jean-Philippe Casabonne. Arrêté à vingt-deux ans le 6 juillet 1987, il sera libéré après-demain, le 25 juin 1993. La justice espagnole lui a fait grâce de onze jours. Quand on vous dit que l’Espagne est une démocratie…

RENAUD »

 

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