Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 14 décembre 2000.

Carnet de voyage, RENAUD CHEZ LA MERE A TITO

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Charlie Hebdo, le 15 mars 1995

 

« Carnet de voyage

RENAUD CHEZ LA MERE A TITO

 

20 heures, premier check-point. Quittons la Croatie pour entrer en Bosnie. Durant tout notre séjour, je me demanderai dans quel pays nous sommes. Tous les vingt kilomètres, une enclave bosniaque en pays croate, ou le contraire, divise cette terre comme un patchwork. Une petite heure d’attente, pas de tension particulière, hormis un tir d’obus dans le lointain qu fait bondir. Virginie (la pianiste) mais pas moi. Soit parce que je suis un héros, soit parce que j’ai cru que c’était le tonnerre, rayez la mention inutile. 22 heures, barrage à l’entrée de Mostar Est, accès refusé, le couvre-feu est en vigueur depuis la tombée de la nuit. Détour par une autre route. Encore un barrage. Casques bleus espagnols, flics croates et bosniaques buvant les mêmes bières dans la même caravane ripou. Encore une heure à poireauter avant qu’un véhicule de policiers croates nous guide jusqu’à un poste de police où nous allons passer encore une heure. Virginie se fait offrir un écusson de l’armée H.V.O (1) par un soldat de deux mètres (taille standard dans le coin), vague sosie de Harrison Ford mais très gentil. « C’est pas grave, lui dis-je, tu seras juste tondue à la Libération… » A partir de ce moment, un climat tendu s’instaurera entre nous jusqu’à la fin du voyage. Un véhicule avec gyrophare arrive enfin pour nous escorter jusqu’à Mostar Ouest que nous atteignons vers minuit. Direction l’hôtel Ero, le seul de la ville, siège de l’administration européenne. Pas de piaules pour nous. Yacov demande à se faire ouvrir le passage sur le pont qui sépare la zone croate de Mostar Est, musulmane. Qui sépare, en fait, une ville d’un champ de ruines. Il a des amis là-bas qui nous logerons. Un flic français se propose de l’y conduire. Ils y vont donc et reviennent bientôt. O.K. , c’est bon, on nous attend à l’Est. Un flic allemand suggère à son homologue français de demander quand même une autorisation en haut lieu, deux passages successifs pour une bande de zigotos, à 3 heures du matin, sur ce pont normalement fermé, ça fait désordre. Le Français va téléphoner et revient une demi-heure plus tard. « Plus possible, vous restez là ! » Là ? Ah bon… Et on dort où ? « Ben là, sur les tables, dessous sur les banquettes de la salle à manger,mais faut décamper à 6 heures. » Vu l’heure, on va pas mégoter. On déplie les sacs de couchage et bonjour Morphée.

A l’aube, comme prévu, le personnel de l’hôtel vient nous réveiller à coup de pompe ou de balai, ils commencent la mise en place pour le petit déj’ (copieux) des vrais clients. Un Casque bleu belge propose aux deux filles de leur prêter sa salle de bains pour une douche ou pour ce qu’elles y font d’habitude, les gueuses acceptent bien volontiers, elles seront tondues deux fois et peut-être même fusillées à la Libération. Nous filons à l’Est. Vision d’apocalypse. Rencontre avec Vedran, jeune bosniaque de vingt ans, guitariste, enrôlé dans l’armée et attendant d’un jour à l’autre une nouvelle affectation sur une quelconque ligne de front. Après seulement quelques minutes à l’écouter, je n’ai plus l’impression de discuter avec un môme de vingt ans, juste avec un type dont la vie est cassée, les rêves brisés, la jeunesse anéantie. Il nous conduit dans le bureau de maire de Mostar Est, qui, après nous avoir décrit la situation de sa ville au bout de trois année de guerre, nous explique son impossibilité à nous offrir un lieu pour chanter, a fortiori  pour les deux parties de la ville. (Philippe résume mieux que je ne le ferai cet « entretien », j’en fus aussi bouleversé que lui…) En sortant de son bureau, un peu déboussolés, nous allons au hasard, sous le regard ni agressif, ni chaleureux, ni même étonné des populations civiles et militaires qui arpentent les rues détruites de la ville. Tous ces gens ont le regard vide, probablement comme les condamnés. En chemin, Vedran nous explique la différence entre nos vies et la sienne : « Votre vie n’a pas de prix. La mienne, oui. Ma vie vaut un Deutsche Mark. Le prix de la balle tirée sur moi par le sniper d’en face. Ca fait pas cher, hein ? »

Nos pas nous amènent jusqu’au bord de la rivière Neretva qui, au fond d’un canyon magnifique, serpente en contrebas de la ville, turquoise, émeraude, entourée de cascades qui tombent des collines comme des rideaux d’argent. A quelques centaines de mètres de là, surplombant cette merveille au fond de laquelle je ne peux m’empêcher d’imaginer quelques belles truites alanguies, les ruines de l’ancien pont de Mostar dont la destruction fit pleurer toute la ville. Les obus serbes et croates se sont acharnés sur cette cible symbolique pendant plusieurs jours, comme si, en détruisant cette merveille architecturale cinq fois centenaire, ils voulaient aussi effacer l’Histoire.

Rencontre avec Danielle, Française qui habite Mostar Est depuis trois ans et a vécu ici les pires heures de la guerre pour offrir, au travers d’une mission Unicef, son assistance médicale aux populations. Elle propose de s’occuper pour nous de l’organisation d’un concert ici dans quelques jours, ce qui va nous permettre d’aller entre-temps jusqu’à Vitez et Zenica. « Et puis, si vous avez faim, je peux vous offrir l’hospitalité chez moi et vous faire des nouilles. J’ai peut-être même une boite de foie gras qui traîne… » nous propose-t-elle. « Ouah ! du foie gras ! » s’exclame l’équipe. « Ouah ! des nouilles ! » m’exclamé-je. Manque de bol pour moi, qui refuserai le foie gras afin de me réserver pour les coquillettes, une coupure d’électricité empêchant l’utilisation des plaques chauffantes de la cuisinière me privera aussi de mon combustible préféré, de ma source principale d’alimentation. Dès lors, rien ne sera plus jamais pareil entre l’Unicef et moi.

13 heures. Yacov suggère que nous allions à Travnik. C’est à une centaine de bornes. Nous nous renseignons quand même par acquit de conscience. Pas bon. Les Serbes ont pilonné la ville toute la nuit. Personnellement, je me fous un peu de la provenance des obus mais j’aime autant ne pas être dessous, comme dit Vedran, ma vie n’a pas de prix. Changement de cap, direction Vitez. Au deuxième ou troisième chek-point (nous ne les comptons plus), le camion de sono perd une roue. Le Casque bleu malaisien à qui nous demandons une clé de 19 pour réparer n’en a pas. A partir de ce moment-là, nos relations avec la Malaisie seront très tendues. Passage par Prozor, Lizac et Gornji Vakuf. La zone bosniaque de cette dernière, nichée au creux d’une vallée, est presque totalement détruite. 19 heures, arrivée à Vitez. Cour de H.L.M. dégueulasse. Yacov nous conduit chez Svietlana, jeune fille croate de l’âge de la mienne qui, il y a un an, a ramassé dans ses bras son petit frère de onze ans après qu’il eut été anéanti par un obus bosniaque tombé dans la cour du H.L.M. Elle et sa maman nous invitent à rester à dîner. Nous sommes dix, l’appart est minuscule, mais le cœur est immense. Nouilles pour tout le monde (Ouah…) Pendant qu’elles bouillent, nous allons poser nos bardas à l’hôtel Vitez, le seul debout, siège de l’état-major croate. Pour un matelas et une nuit de sommeil, nous assumons… Piaules minables, chiottes ignobles et bouchées pour tout le monde, moquette vomi. Au retour les nouilles sont trop bouillues et froides. Je commence à me demander si je ne préfèrerais pas manger un pneu… Retour à l’hôtel,, comme dans toutes les tournées du monde, rencard dans une piaule et tchatche jusqu’à plus soif. Coup de bol, on  n’a rien à boire. Couchage un peu plus tard, réveillage aussi sec par quelques tirs de Kalachnikov qui déchirent la nuit (pas dégueu, l’image…) et nous amènent, Amaury mon batteur et moi à cette réflexion : ça fait peur… Lorsque, quelques heures plus tard, Amaury se mettra à ronfler, je regretterai le bruit des balles.

Le jour nous amène un grand soleil de printemps. Rencart à la radio, rencontre avec Anto et Emma, lui journaliste, elle interprète. Moi, échaudé par une tournée mémorable en U.R.S.S. il y a une dizaine d’années, je me méfie des interprètes dans ces pays-là. Je glisse à Philippe : « Méfie ! K.G.B. ! » Faut dire aussi que j’aime bien faire partager mes paranos. On se sent moins seul. Encore une galère avec le « nouveau – meilleur – ami – de – Philippe », Yacov, qui, par la mairie, nous a obtenu une salle de spectacles pour un concert à 16 heures, concert qu’Anto a déjà annoncé sur les ondes. Ca sent l’embrouille, la magouille. Mais, bordel à queue, qu’est-c’qui m’a pris de me laisser entraîner par Philippe dans cette aventure, je vous le demande ?…

RENAUD

(1) Conseil de défense croate, milice sévissant en Bosnie. »

 

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