Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 14 décembre 2000.

Carnet de voyage, RENAUD CHEZ LA MERE A TITO

lang=FR style='tab-interval:35.4pt'>

Charlie Hebdo, le 8 mars 1995

 

« Carnet de voyage

RENAUD CHEZ LA MERE A TITO

 

Entre Paris et Francfort, ça a été à peu près. A Roissy, l’hôtesse de l’air a bien essayé de me corrompre en m’offrant (gentiment mais à moi seul) un billet « classe affaires » à la place de mon démocratique « classe éco », par solidarité avec mes croque-notes et amis j’ai bien évidemment refusé. « Merci beaucoup, madame, je ne mange pas de ce pain-là. Et puis je ne saurais me séparer de mon orchestre car nous partons à la guerre. Ils ont besoin de moi à leurs côtés pendant ces heures difficiles que nous allons vivre… » Philippe Val a même ajouté : « Et puis, tout seul, en business-class, il va flipper… » Nous avons donc voyagé ensemble, un capitaine n’abandonne pas son navire dans la tempête, surtout quand celui-ci s’appelle « Les copains d’abord ».

Arrivée à Francfort, transit pour Split, deux heures d’attente. On va bouffer. Moi, j’ai pas faim. L’équipe se gave en prévision des privations futures. On leur a dit qu’à Mostar, pendant le siège, les gens avaient mangé des pneus. Luz, dans son coin, commence à bosser. Il a repéré un Casque bleu norvégien, en 47 secondes le type se retrouve dans son carnet de crobards, plus vrai que nature. Inutile de vous dire que je suis ébloui. « Je donnerais toutes mes chansons pour savoir dessiner » lui dis-je. « Même pas forcément génialement, rien que comme toi, tiens ! » Il se venge aussi sec en me croquant (c’est une image), je me reconnais pas du tout. J’ai jamais eu de cernes sous les yeux comme ça ! Je bougonne et lui interdis désormais de me prendre comme modèle. A partir de ce moment nos relations seront très tendues…

A l’arrivée à Split, après un vol sans histoire, une armada de gentils pioupious français à casque bleu, après quelques secondes de légitimes hésitations dans leurs regards sur moi comme dans le mien sur eux, me tombe sur le râble. Autographes, photos, bières et viriles poignées de main. Comme chaque fois que je tombe sur un militaire sympa (ceux-là étaient des appelés de vingt ans), ma répulsion pour la gent soldatesque, mes certitudes « sinéennes » selon lesquelles l’habit kaki fait le moine belliqueux, certitudes et répulsions ancrées en moi pour mille ans d’histoire de l’humanité ponctués de guerres et d’hécatombes, se trouvent insensiblement ébréchées. Et merde ! C’est des humains ! Comme vous et moi. Capables d’émotions, de sourires, de timidité, d’humour, peut-être même d’esprit d’analyse, de toutes ces manifestations de l’âme, du cœur et de la tête qui différencient l’homme de la bête. Mais aussi, corollaire de tout ça, capables probablement, sous un casque kaki cette fois, de réduire au lance-flammes un ennemi humain en tas de cendres. « Allez, Renaud, ressaisis-toi ! » me souffle Jiminy-Cricket de ma conscience anarchiste, « ce sont des militaires, point final ! De tout temps et sous toutes les latitudes, inutiles en temps de paix et meurtriers en temps de guerre ! Des machines à massacrer les civils et les soldats d'en face qu'ils ne connaissent pas au profit des intérêts de politiciens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ! » Oui, mais quand même, dis-je en écrasant d’une semelle rageuse la bestiole disneyenne, les Casques bleus sont les représentants sans armes (puisqu’ils ne les utilisent pas) d’institutions républicaines, démocratiques, qui viennent rappeler ici que le Droit s’oppose à la Force. Et puis, même s’il est politiquement irresponsable de ne les utiliser que comme bouclier pour arrêter les annexions de territoires tout en légitimant celles déjà honteusement admises, leur présence en ex-Yougoslavie a, quoi qu’on en dise, empêché les Serbes de faire de la Bosnie un charnier.

Je suis tiré de ces réflexions par l’arrivée de Yacov, le « pote » dont je vous parlait la semaine dernière, l’instigateur de cette « tournée » ici. Il a, lui, convoyé par la route, depuis Paris, l’Evasion Citroën qui va nous véhiculer tous à partir de maintenant. Il devrait être suivi par Cab et Sylvia, deux jeunes routards babas sympas comme tout, qui, eux, dans une grosse camionnette, amènent ici la tonne et demie de matériel, sono, amplis, et instruments de musique nécessaires aux concerts prévus. Philippe s’engueule un petit peu avec Yacov qui veut partir tout de suite pour Mostar, sans attendre le camion de matos. « Mauvaise dynamique de groupe ! » affirme Yacov. « Ta gueule ! » répond Philippe. A partir de ce moment, rien ne sera plus jamais pareil entre eux…

Le camion arrivé, nous voilà partis. Nous profitons des premières heures de route pour faire un peu mieux connaissance avec Yacov, qu’en dehors d’une correspondance échangée par fax depuis quelques mois Philippe et moi nous ne connaissons quasiment pas. Nous constatons très vite de profondes divergences dans nos conceptions des mots « victimes, bourreaux, agresseurs, peuples, responsabilités et libre arbitre ». Yacov, a défaut de concerts « unitaires » permettant à toutes les communautés civiles de se réunir dans un même lieu, au mépris des lignes de front et des check-points, ce qui est l’idée pour laquelle nous sommes venus ici (idée qui séduisit le « pacifiste » ou « l’humaniste » qui sommeille en moi, belle en théorie, tordue dans la réalité de cette guerre, idée qui va, bien sûr, se révéler irréalisable malgré les accords prétendument obtenus de toutes parts), Yacov, donc, envisage de nous faire chanter pour les Bosniaques un jour, pour les Croates le lendemain. Discussions, engueulades. La donne n’est plus la même. Lorsque, quelques jours plus tard, le problème se posera pour Sarajevo où nous refuserons l’idée de deux concerts séparés, l’un en zone bosniaque, l’autre en zone serbe ‘et ce, pour des raisons que Philippe explique aussi par ailleurs), les négociations houleuses (doux euphémisme pour « engueulades ») dureront une journée entière. Le concert pour les Serbes, même suivi d’un concert pour les Bosniaques, étant la seule possibilité de rentrer et SURTOUT de sortir sans encombre de cette nasse qu’est Sarajevo, nous renoncerons à nous y rendre. « Il y a dix mille Serbes dans Sarajevo assiégée ! » nous expliquera Yacov. « Des civils qui subissent aussi cette guerre qu’ils n’ont pas voulue, ces privations, et surtout cette honte d’être traités par le monde entier comme des fascistes ! Plus nous les mépriserons, plus ils deviendront ce que nous leur reprochons d’être ! » Nous lui rétorquons qu’il est hors de question pour nous de chanter pour ceux-là, que cette initiative serait forcément interprétée ici comme en France comme un soutien à l’agresseur serbe, à la politique de « Grande Serbie » de Milosevic. Sarajevo est assiégée depuis mille jours, nos consciences et nos cœurs nous obligent à ne faire quelque chose QUE pour les assiégés. Point final. Il y a des Serbes, des Croates qui vivent à Sarajevo, si nous avions pu chanter pour les Bosniaques ils auraient été les bienvenus. Mais chanter dans l’enclave serbe, niet !

Nous ne cessons, Philippe et moi, de faire des parallèles historiques avec, par exemple, le siège de Stalingrad, durant lequel nous n’aurions pas chanté pour les Allemands même si, parmi eux, se trouvaient probablement quelques soldats anti-nazis, bons pères de famille, désespérés d’être là à mener une guerre ignoble décidée par d’autres qu’eux. Ils en furent forcément, au moins par leur silence, complices au début. Yacov ne voit que des hommes partout, tous victimes. Ne voit dans l’humain, si barbare soit-il, que ce qu’il y a de douleur et de bonté, même si pour les trouver il faut creuser beaucoup et rejeter les « partis pris ». Pas de bol, nous sommes des gens qui prennent parti. A tort ou à raison. Et nous avons des comptes à rendre sur ces choix : à nous-mêmes d’abord, à ceux qui nous aiment ensuite. Il finira par nous dire cette phrase qui résume tout son « engagement » : « Bien sûr que les Bosniaques sont condamnés, bien sûr que les Serbes et les Croates sont les vainqueurs de cette guerre. Mais il faut les aider à assumer cette honte ! »

Je me demande si, selon lui, en 1945, nous n’aurions pas dû faire un gala de soutien aux accusés du procès de Nuremberg ? Pour les aider à accepter la honte d’être montré du doigt par toute l’humanité…

(A suivre…)

RENAUD »

 

Aucun commentaire

Soyez le premier à commenter !


(ne sera pas publié)