Écrits par Renaud Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 29 janvier 2002.

Ni Dieu, ni nouilles

> Charlie Hebdo n°56 du 21 juillet 1993

Ni Dieu, ni nouilles

C'était en 68, ou peut-être 69, Léo Ferré se produisait à Bobino, avec Paul Castanier au piano. Aux promenoirs, les places debout à 5F(!), nous étions une centaine à brandir des drapeaux noirs et à brailler comme des cons pour qu'il nous chante les Anarchistes et Ni Dieu ni maître ! ! Le vieux, je le compris plus tard quand je me retrouvai moi aussi sous les sunlights, n'entendait probablement qu'un brouhaha d'hystériques vociférants, et, aveuglé par les projos, ne distinguait sûrement pas les drapeaux. Aussi, entre deux chansons, nous traitait-il de petits cons. Notre liesse redoublait : putain, le pur ! Capable d'envoyer chier jusqu'à ses propres troupes, coupables sans doute d'embrigadement au son de son clairon libertaire. Coupables de brandir un drapeau, tout noir fût-il. Coupables de marcher en bande, de crier en chœur, de béatifier en groupe celui-là même qui chantait l'individualisme avant tout. Nous avions lu l'Unique et sa propriété de Stirner et étions nous aussi individualistes, mais pour nous rassurer sur la justesse de ce choix et pour compter nos forces, nous éprouvions le besoin de nous regrouper. Nous vomissions aussi les dieux et les maîtres mais, quand nous n'avions pour le dire que des slogans, Léo avait les mots, les rimes et la musique. Alors il était notre Dieu.

Rares sont les idoles qui ne tombent pas. Déboulonnées de leur piédestal par ceux-là mêmes qui les ont adorées. Mon amour s'estompa lentement, au rythme de ma jeunesse et de mes illusions qui s'enfuyaient, pour ne plus devenir qu'un respectueux attachement au vieux grognard de la cause libertaire et à ses chansons. Il était le Raymond Poulidor de mon panthéon personnel des chanteurs, derrière Brassens et devant tous les autres. Quand nous avons, il y a trois ans, partagé l'affiche du spectacle commémorant les 70 ans du Parti communiste français, nous avons un petit peu papoté, avons ri ensemble des Rolls Royce qu'une partie commune de nos publics nous avait accusés de conduire en cachette, et, à mes inquiétudes sur «l'appréciation» par les médias de notre participation à cet événement, il m'avait dit «Tu les emmerdes ! C'est le parti des pauvres ! Si les journalistes ne veulent pas comprendre ça, crache leur à la gueule !» Et puis nous nous étions quittés, moi lui promettant d'aller lui rendre visite un de ces quatre en Toscane, lui me promettant de me faire la pasta, histoire de me faire prendre quelques kilos, attristé qu'il avait l'air de me trouver si maigrichon.

La vie est dégueulasse, qui vient de me faire passer à côté d'un plat de nouilles. Pourtant, aujourd'hui, c'est le cuisinier qui me manque le plus.

RENAUD

Aucun commentaire

Soyez le premier à commenter !


(ne sera pas publié)