Écrits par RenaudSes actions Charlie-Hebdo, le par fr.
Mis en ligne dans le kiosque le 23 janvier 2002.

Val qui jouit quand il a mal - Jamais sans mes nouilles...

> Charlie-hebdo N°193 du 28 février 1996

Val qui jouit quand il a mal - Jamais sans mes nouilles...

Cher Philippe,

«Une journée sans indignation, c'est comme un plat de nouilles trop cuites », écris-tu. Heu... s'il te plaît, reste correct, tu veux ? Critique tout ce que tu veux, démolis tout, conteste, éructe, allume, déquille, taille costards sur costards, mais je t'en prie, ne dis pas du mal des nouilles, même trop cuites. Là, tu m'as fait beaucoup de peine...

Pour en avoir consommé quelquefois chez moi, tu sais pertinemment que les nouilles trop cuites c'est bon comme tout ! À travers les nouilles, c'est moi que tu voulais attaquer, c'est ça ? Est-ce que, de mon côté, je me suis déjà autorisé à dire du mal de tes passions ? As-tu déjà lu sous ma plume des phrases aussi blessantes pour toi que : « Une journée sans indignation, c'est comme un Essai de Montaigne trop cuit ? » Ai-je jamais prononcé des mots aussi cruels que : « Une journée ceci cela c'est comme un roman de Borges pas assez salé » ?

Enfin... Pour la journée sans indignation, tu repasseras ! Même la nuit qui a suivi j'ai rêvé indigné. Tournant en rond dans mon lit, je n'ai finalement réussi à trouver le sommeil qu'après une petite visite au frigo où j'ai rendu un hommage mérité à un vieux reste de nouilles froides que j'ai dévoré à pleins doigts. Les pieds nus sur le carrelage de la cuisine, ma magnifique silhouette se découpant dans la lumière glacée du réfrigérateur ouvert, pareil aux enfants qui s'aiment et s'embrassent debout contre les portes de la nuit, j'ai aimé ces nouilles que tu insultes.

Je te pardonne car l'ensemble de ton édito, hormis ces quelques propos inconsidérés, était, une fois de plus, toute flagornerie mise à part, d'une grande intelligence. Même si je ne suis pas d'accord avec toi. Mais alors pas du tout. Ainsi donc, selon toi, «la propension à s'indigner, à lutter, à résister aux chasseurs, aux aficionados, aux fascistes, aux requins ultralibéraux, aux crétins vulgaires de la télé, aux pollueurs, aux empoisonneurs, à la bêtise au front de taureau », etc. devrait nous faire jouir ? Je n'ai pas le sentiment qu'aucune de mes colères ne m'ait valu un orgasme, mais bon... La prochaine fois que je signerai une pétition contre le FN j'espère ne pas polluer mes dessous... Cela donne un sens à notre vie ? Je t'assure que je me serais démerdé pour donner un sens à la mienne dans un monde moins dégueulasse. Tu éprouves du plaisir, de la joie, voire du bonheur à « affronter la bête», dis-tu ? Ben moi ça me démoralise plutôt, ça m'énerve souvent, ça m'abîme toujours. Imagine plutôt le bonheur dans un monde sans bête à affronter... Dans une vie jolie où la plus grande des injustices serait de prendre une averse sur la tronche quand t'as oublié ton parapluie, où le plus terrible des drames serait de tomber à vélo, la plus dégueulasse des crapuleries humaines de ne pas filer d'étrennes à sa concierge ? Le pied, non ? Au lieu de ça, la pluie elle est passée au-dessus de Tchernobyl et ses gouttes nous font des trous dans la tête, le vélo un junk' me l'a chouravé pour s'acheter une dose, et la concierge a vendu du beurre aux Allemands et dénoncé les juifs du cinquième.

Il y a quelques mois vous aviez affiché au journal la liste des sujets à traiter dans les prochains Charlie. La liste des saloperies à dénoncer, quoi ! Y avait des sujets pour six mois et pour toute l'équipe. C'était une goutte d'eau par rapport à l'océan d'injustices, de crapuleries, de saloperies commises par des hommes au détriment d'autres en ce répugnant bas monde. Un seul de ces articles nous a-t-il permis de remporter le moindre combat ? Avons-nous obtenu en retour, de la part de ceux que nous dénoncions, autre chose que le sourire cynique des ignobles qui se savent intouchables parce que protégés par le mur du pouvoir ou de l'argent ?

Non, je te le dis, lutter, dénoncer, s'indigner, s'est à peu près aussi «jouissif» que de crier quand t'as mal. C'est un réflexe... Mais ça enlève pas la douleur. Je me demande même si ça l'accentue pas un peu.

Dis pas du mal des nouilles trop cuites, Philippe... La vie est déjà assez moche comme ça.

RENAUD

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